PPC 2: Approches évolutives de la phonologie : Nouveaux enjeux et nouvelles méthodes (en diachronie et panchronie)

Approches évolutives de la phonologie : Nouveaux enjeux et nouvelles méthodes (en diachronie et panchronie)

- Problématique scientifique et objectifs de recherche

Les approches évolutives en phonologie connaissent actuellement un essor rapide : voir en particuler Blevins 2004, 2006, Blevins et Wedel 2009, et Labov 1994, 2001. Au sein de ce domaine, la formulation la plus ambitieuse est le programme panchronique dessiné par Haudricourt (article fondateur : Haudricourt 1940; essai de synthèse : Hagège et Haudricourt 1978).
L’approche panchronique en linguistique vise à formuler des règles universelles du changement, indépendantes d’aucune langue ou groupe de langue en particulier. Une mise en perspective théorique détaillée est proposée par Mazaudon et Michailovsky 2007, « La phonologie panchronique aujourd'hui: quelques repères ».
Le programme panchronique est extrêmement ambitieux. Il n’a été que très partiellement réalisé, du fait de plusieurs verrous. La situation se présente aujourd’hui différemment. Les paragraphes qui suivent évoquent l’important potentiel de ce projet, en relation avec les moyens qui seront déployés dans le LabEx.

1.Les défis actuels

1.1.La croissance accélérée du nombre de changements documentés

A posteriori, des travaux fondateurs comme ceux qui expliquent l’origine des tons en Asie orientale (Haudricourt 1954b, 1954a, 1961) constituent des prouesses étant donné l’état lacunaire de la documentation disponible à l’époque. Des individus doués d’une intuition exceptionnelle ont pu reconstruire des mécanismes complexes au moyen d’un petit nombre d’ouvrages descriptifs dont chacun avait des faiblesses. Le projet de généralisations portant sur l’ensemble des langues du monde, avec quelque netteté qu’il ait été formulé dès la première moitié du XXe siècle, ne pouvait être mené à bien dans ces conditions.

Jusque dans les années 1990, les travaux sur les principes généraux des changements phonétiques étaient basés sur un échantillon de langues à la fois restreint et biaisé. Les travaux de Martinet se limitent à l'indo-européen, au sémitique et au basque, ceux d'Haudricourt aux langues isolantes d'Asie et d’Océanie, ceux de Labov aux dialectes anglais (avec des ouvertures sur les langues germaniques).

Or, on dispose à présent de reconstructions fiables pour une quarantaine de groupes couvrant près de 2.000 langues[1]. Certes, cela demeure un échantillon, limité à environ un tiers des langues du monde ; échantillon qui n’est en outre pas pleinement représentatif de la diversité des langues : le déséquilibre est flagrant entre les langues d'Eurasie et d'Amérique du nord et celles d’Australie et de Papouasie. La profondeur historique des reconstructions est également très variable d'un cas à l'autre. Pour autant, cet échantillon, qui croît avec rapidité, constitue une base de travail plus solide que celle disponible aux prédécesseurs. Ces données sur le changement sont encore peu employées dans une perspective typologique.

Cette abondance croissante des données, en même temps qu’elle rend possible une étude du changement comme phénomène général (indépendamment d’aucune famille de langue ou Sprachbund particulier), constitue un défi au plan des méthodes de recherche. Il devient manifestement impossible pour une seule personne de maîtriser l'ensemble de ces données. La réponse à ce défi se trouve dans le travail en équipe, appuyé sur les nouvelles technologies de l’information.

  • L’équipe du projet comprend des spécialistes d’un nombre significatif de langues des cinq continents, qui pour la plupart ont une pratique approfondie de ces langues.
  • Les participants au projet ont des bases en programmation/scripts et peuvent de la sorte collaborer de façon optimale avec des informaticiens professionnels.

 

1.2. Réaliser la symbiose entre phonologie évolutive/panchronique et phonétique, problématiques contre modèles

Un second obstacle à la réalisation du programme de la Phonologie Panchronique tient à la complexification croissante des techniques de la phonétique expérimentale. Si les praticiens les plus réputés de la phonétique expérimentale ont traditionnellement été des connaisseurs en linguistique historique (voir notamment Ohala 1989, 1993), le degré de spécialisation requis pour une analyse phonétique dans les règles de l’art est devenu tel qu’une grande partie des spécialistes sont aujourd’hui issus du milieu médical ou de l’ingéniérie, et n’ont pas fait leurs classes au contact de praticiens de la linguistique historique.

Le même phénomène de spécialisation a éloigné les spécialistes de linguistique historique des laboratoires. Dans un paysage plus compartimenté, les domaines de l’acoustique, la physiologie, la neurologie et la psycholinguistique se trouvent coupés de la linguistique historique. Pour le diachronicien intéressé, le choix est problématique entre ces spécialisations, qui seraient toutes pertinentes pour éclairer les changements. En pratique, les arguments dont les diachroniciens étayent leur raisonnement au sujet des changements de sons sont essentiellement des intuitions raisonnées de nature articulatoire (plus rarement acoustique ou perceptive).

Or la relation entre phonologie évolutive et phonétique a vocation à être, non pas une coexistence pacifique ou une curiosité réciproque, mais une étroite symbiose. On pourrait la résumer en termes provoquants par la formule « problématiques contre modèles ». En particulier, la phonologie panchronique met au jour avec netteté, dans le tissu des évolutions qu’elle décrit, les points de départ et d’aboutissement de transferts de pertinence (transphonologisations). Elle désigne par là à la phonétique expérimentale les états synchroniques instables qui constituent des chaînons manquants du changement. La phonétique expérimentale peut alors aborder cette problématique (comme elle le ferait d’une question que lui soumet la « Phonologie de laboratoire » : voir ce thème) et déployer les outils nécessaires à la modélisation des mécanismes articulatoires, perceptifs, physiologiques et acoustiques qui entrent en jeu dans le changement. Cela pour déboucher sur une modélisation du changement.

La réponse consiste là aussi dans un travail en équipe, à grande échelle. Pour pouvoir constituer rapidement de petites équipes spécialisées pour aborder dans les règles de l’art les problématiques rencontrées, il est évident que la solution ne se trouve pas dans le contact avec un unique « correspondant phonéticien », mais dans un contact étroit avec tous les participants phonéticiens du projet.

Un exemple de collaboration de ce type : l’étude électroglottographique du système tonal du tamang, « chaînon manquant » de la tonogenèse : Mazaudon et Michaud 2008.

Un des nombreux exemples de problématiques identifiées actuellement en attente d’un traitement expérimental approprié : une semi-consonne ouverte présente en marphali : Mazaudon 2007.

 

1.3. Modélisation des interactions entre phonologie et morphologie dans les changements

La phonologie évolutive ne peut se concevoir sans étudier l'interaction avec la morphologie, car d'une part il existe des alternances morphophonologiques qui n'ont aucune base phonétique, et qui sont dues à l'analogie (voir Blevins et Garrett 2009), et d'autre part la morphologie peut parfois inhiber les changements phonétiques dans certains contextes (Blevins et Wedel 2009).

Identifier ces phénomènes méconnus est non seulement absolument indispensable pour établir la phonologie historique des langues, mais ce sont également des objets d'étude fondamentaux par eux-mêmes. Dans quelle mesure est-il possible de formuler des règles générales des phénomènes analogiques ? Les bases de cette entreprise existent : loi de Kuryłowicz, loi de Mańczak, généralisation des formes de 3e personne aux dépens de celles de 1e et 2e personne, notamment. Les généralisations observées sur les phénomènes anaologiques à travers les langues sont à corréler avec la fréquence d'emploi des formes, ce qui renvoie à nouveau à la nécessité d'une collaboration avec les linguistes informaticiens, et fournit une transition opportune vers la description des moyens qui seront engagés dans le LabEx.

 

2.Les objectifs et les moyens

La section 1 a fourni l’occasion de préciser les besoins et, pour partie, les moyens qui seront engagés pour y répondre, notamment en ce qui concerne les collaborations avec la phonétique dans son extension la plus large, incluant la psycholinguistique et les neurosciences. La présente section se concentre sur le volet informatique du projet, dont la définition se confond pour une grande part avec celle du projet tout entier.

2.1. Modélisation théorique et établissement d'une base de données informatique

Notre démarche se rapproche de celle de l'équipe de J. Blevins au Max Planck Institut de Leipzig, mais s'en distingue au plan des méthodes, et en particulier par la façon dont les données sont codées dans la base en développement.

Premièrement, J. Blevins fait le choix de recourir aux reconstructions les plus étendues possibles, choix qui se fait au détriment du degré de fiabilité des données : ainsi, son usage du « proto-Pama-Nyungan » pour les langues d'Australie est contestable, or selon le cruel principe informatique « Garbage in, garbage out », l’introduction de données erronées complique considérablement l’interprétation des résultats et nous paraît hypothéquer les conclusions qui ressortent. Nous choisissons de limiter strictement nos données aux reconstructions fiables, pour lesquelles la controverse est limitée. Si une controverse importante existe dans une famille bien connue, comme en indo-européen, les différentes hypothèses seront codées dans la base, ainsi que leur degré de fiabilité.

Deuxièmement, notre projet présente l’originalité de rechercher la corrélation entre changements phonétiques et structure du système phonologique. Cette dimension structurale fait défaut au modèle de J. Blevins, dont le point de départ est la réflexion de J. Ohala sur les universaux phonétiques du changement diachronique.

Afin de modéliser des phénomènes aussi complexes que les changements diachroniques, il est nécessaire de disposer d'une base de donnée structurée de façon à rendre accessible les informations détaillées qui sont disponibles au sujet des changements attestés. La base de données sera structurée, pour chaque langue, sur la base des changements attestés: autrement dit, elle sera organisée en fonction de la séquence des changements.

Elle contiendra pour chaque langue une description exhaustive des états de langue à chacune des n étapes définies par les changements attestés (état n: avant le changement, état n+1: après le changement). La description d'un état de langue comprendra les informations phonémiques, prosodiques et phonotactiques suivantes :

  • Inventaire des phonèmes (dans différents contextes prosodiques : syllabes accentuées, non-accentuées, etc) et quantification de leur rendement fonctionnel
  • Inventaire des groupes initiaux et finaux
  • Inventaire des combinaisons non-attestées

Une structure PhP est envisagée. Cela permettra de combiner richesse des informations et facilité de recherche informatique. Cette base vise à permettre des observations quantitatives et qualitatives sur les changements phonétiques à travers les familles de langues.

En fonction des moyens disponibles, un lien avec la géographie sera établi (s’inspirant de la cartographie des changements tel qu’elle est pratiquée dans le WALS : http://wals.info/ ). Cette partie du développement ne peut être réalisée qu'avec le concours d'un spécialiste de la géographie linguistique.

Ce projet se distingue de bases de données telles que celle conçue à Lyon (laboratoire DLL) et même celle que J. Blevins est en train d'établir à Leipzig – bases de données adéquates aux objectifs que leurs concepteurs leur ont assignés, mais qui n’ont pas vocation à permettre de tester les hypothèses qui sont les nôtres, telles que : le changement A n'est-il attesté que dans des changements en chaîne ; ou : le changement B n'est-il attesté que dans les langues ayant le déséquilibre structurel X.

Ce travail rendra accessible aux phonéticiens et aux phonologues des données difficilement accessibles, permettra de tester facilement des hypothèses complexes, et donnera aux spécialistes de linguistique historique une référence de base pour guider leurs travaux de reconstruction.




[1] La notion de « groupe » ne coïncide pas exactement avec celle de « famille ». Ces quarante groupes se rattachent à une trentaines de familles ; pour certaines familles la proto-langue n'est pas reconstructible, la reconstruction ne pouvant remonter qu’au niveau d’embranchements plus bas.

 

- Responsables de l’opération  et membres de l’opération  

Coordinateurs:

Martine MAZAUDON (2011-2012), Guillaume JACQUES (2013-2017) et )Alexis MICHAUD (2018-2020)

 

Participants membres du LabEx:

Anton

ANTONOV

SEDYL

Gilles

AUTHIER

UMR7132

Pascal

BOYELDIEU

LLACAN

Isabelle

BRIL

LACITO

Katia

CHIRKOVA

CRLAO

Alexandre

FRANCOIS

LACITO

Dmitry

IDIATOV

LLACAN

Guillaume

JACQUES

CRLAO

Claire

LE FEUVRE

SEDYL

Jean-Léo

LEONARD

LPP

Martine

MAZAUDON

LACITO

Alexis

MICHAUD

MICA (Hanoi) / LACITO

Konstantin

POZDNIAKOV

LLACAN

Laurent

SAGART

CRLAO

Jacqueline

VAISSIERE

LPP

Collaborateur extérieur:

Romain

GARNIER

Univ. Limoges

 

- Résumé des résultats, publications et autres productions

 

[Merci aux participants de nous transmettre leurs publications pour qu’elles soient ajoutées à cette liste à mesure.]
Chirkova, Katia (sous presse) “Ersu” [Illustration of the IPA], Journal of the International Phonetic Association.

Chirkova, Katia & Yiya Chen. 2013. "Xumi, Part 1: Lower Xumi, the Variety of the Lower and Middle Reaches of the Shuiluo River" [Illustration of the IPA], Journal of the International Phonetic Association 43: 363-379.

Chirkova, Katia; Yiya Chen; & Tanja Kocjančič Antolík. 2013. "Xumi, Part 2: Upper Xumi, the Variety of the Upper Reaches of the Shuiluo River" [Illustration of the IPA], Journal of the International Phonetic Association 43: 381-396.

Jacques, Guillaume. 2014. “Denominal affixes as sources of antipassive markers in Japhug Rgyalrong”, Lingua 138:1-22.

Jacques, Guillaume. 2014. “Transitive NEED Does Not Imply Transitive HAVE: Response to Harves and Kayne 2012”. Linguistic Inquiry, Volume 45, Number 1, 147–158.

Jacques, Guillaume. 2013. “Applicative and tropative derivations in Japhug Rgyalrong”, Linguistics of the Tibeto-Burman Area, 36.2:1-13.

Jacques, Guillaume. 2013. “Harmonization and disharmonization of affix ordering and basic word order”, Linguistic Typology, 17.2:187–215.

Jacques, Guillaume (2013) The sound change *s > n in Arapaho. Folia linguistica historica 34:43-57.

Jacques, Guillaume. 2012. “From denominal derivation to incorporation”. Lingua 122.11:1207-1231.

Jacques, G. 2011. "A panchronic study of aspirated fricatives, with new evidence from Pumi." Lingua 121(9). 1518–1538.

Jacques, G. and A. Michaud. 2011. "Approaching the historical phonology of three highly eroded Sino-Tibetan languages: Naxi, Na and Laze." Diachronica 28(4). 468-498.

Mazaudon, Martine. 2012. Paths to tone in the Tamang branch of Tibeto-Birman (Nepal). The Dialect Laboratory: Dialects as a testing ground for theories of language change, Gunther de Vogelaer and Guido Seiler eds., 139-177. Amsterdam/Philadelphia: John Benjamins.

Mazaudon, Martine. 2012. The influence of tone and affrication on manner: some irregular manner correspondences in the Tamang group. LTBA 35/2:  1-17.

Michailovsky, Boyd, Martine Mazaudon, Alexis Michaud, Séverine Guillaume, Alexandre François & Evangelia Adamou. 2014. Documenting and researching endangered languages: the Pangloss Collection. Language Documentation and Conservation.

Michaud, Alexis. 2012. Monosyllabicization: patterns of evolution in Asian languages. In Nicole Nau, Thomas Stolz & Cornelia Stroh (eds.), Monosyllables: from phonology to typology, 115–130. Berlin: Akademie Verlag. http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00436432

Michaud, A., G. Jacques and R.L. Rankin. 2012. " Historical transfer of nasality between consonantal onset and vowel: from C to V or from V to C?" Diachronica 29.2: 201-230.

Michaud, Alexis. 2013. The tone patterns of numeral-plus-classifier phrases in Yongning Na: a synchronic description and analysis. In Nathan Hill & Tom Owen-Smith (eds.), Transhimalayan Linguistics. Berlin: De Gruyter Mouton. http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00821180

Nguyen, Thi-Lan, Alexis Michaud, Do-Dat Tran & Dang-Khoa Mac. 2013. The interplay of intonation and complex lexical tones: how speaker attitudes affect the realization of glottalization on Vietnamese sentence-final particles. Proceedings of Interspeech 2013. Lyon.

Autres productions:
- Projet en cours de traduction d’oeuvres d’André-Georges Haudricourt:
Studies in the evolution of languages and techniques
Contrat signé avec De Gruyter Mouton.
- Un film documentaire au sujet des enquêtes linguistiques sur le terrain et de la conservation des données linguistiques: "Sound Hunter" (路•音), Tianjin TV, en chinois (20 mn); décembre 2012.
- Un Atelier organisé en 2013 au sujet des langues sino-tibétaines du Sichuan

- Projets liés et sites web

Projet ANR Corpus “HimalCo”

http://himalco.hypotheses.org/

 

Blog “Panchronica” de Guillaume Jacques

http://panchr.hypotheses.org/

  - Contacts

Guillaume Jacques: rgyalrongskad@gmail.com

Martine Mazaudon: martine.mazaudon@vjf.cnrs.fr

Alexis Michaud: alexis.michaud@mica.edu.vn

 

Opérations de l'axe 1